Dans le travail pour ensemble électrifié Five Songs (Kafka’s sirens) écrit pour C Barré, le titre fait allusion – mais il ne s’agit pas d’une référence littérale – au récit de Franz Kafka « Le silence des sirènes ».
En réalité le récit de Kafka ne veut pas tellement raconter une histoire alternative (qui dirait que les sirènes ne chantèrent pas) mais cherche plutôt à suggérer un paradoxe, insinuer un doute de perspective. C’est plutôt à cela – à une possible perspective paradoxale – que le titre fait allusion.
Cette présence du chant dans l’absence d’une voix chantée était le moteur de la recherche sonore instrumentale, une sorte d’aporie qui – telle le paradoxe de Kafka – visait à repousser les limites du « visible » instrumental.
Cette première question appelle alors naturellement la question inverse : qu’est-ce que la voix sans le chant ? La voix dans sa présence pure, dépourvue de sa fonction orphique ? La voix comme corps instrumental, et comme corps tout court, la voix comme présence charnelle qui précède et dépasse la parole. Une sorte d’objet apotropaïque dont on aurait conscience sans jamais le comprendre.
L’exploration de cette autre moitié de la question m’a poussée à intégrer un ensemble vocal dans ce voyage musical, qui se déroule donc entre ces deux extrêmes : l’extrême absence et l’extrême présence, le chant sans la voix et la voix sans le chant.
Entre ces deux points focaux du paradoxe se situe peut-être ce qui attire tant Ulysse et l’amène à s’approcher des sirènes.
Ce voyage est structuré en plusieurs parties qui explorent différents aspects de la voix en tant que corps, de la voix en tant que corps instrumental, de la voix en tant que chant, et de la voix qui, en incarnant la parole, la transforme, l’annule et la dépasse. Tout cela est transparent, car tous ces aspects sont des dimensions voisines propres à l’expérience musicale.
La pièce est articulée – sans qu’il ne s’agisse nullement de mouvements – en plusieurs moments qui sont ancrés à différents aspects de ces états liminaux symbolisés par les sirènes.
C’est une polyphonie aux structures polyrythmiques et micro tonales où l’écriture instrumentale s’épaissit jusqu’à la saturation de l’espace. On explore le concept de limite et d’illusion temporelle. Le mouvement est inévitable et pousse irrémédiablement vers l’inconnu. L’idée-même de migration et de passage est fortement inscrite dans le mythe des sirènes. On revient alors aux sirènes comme image de la limite du chant et du son même (les sirènes de Kafka devaient leur horreur au fait que leur silence seul aurait pu rompre les résistances d’Ulysse). Les sirènes se trouvent toujours à un endroit crucial qui marque un passage décisif. Passage entre les vivants et les morts, passage entre le monde connu et inconnu (entre autres).
En effet, « […] le mythe des sirènes a également servi, entre autres fonctions, à permettre un discours sur l’espace, et en particulier sur les notions de limite, de frontière et de marge. Ces catégories sont à la fois analogues et différentes dans leurs diverses significations : la limite est l’endroit où quelque chose finit, mais aussi où quelque chose commence, ce qui rend la réalité mesurable et donc porteuse de sens ; la frontière, en revanche, présuppose une division, mais aussi une relation entre le même et le différent, entre le soi et l’étranger. Et c’est précisément là qu’intervient la catégorie de la marge, qui définit ce qui n’est ni de ce côté ni de l’autre de la frontière, le no man’s land, le lieu de passage, de transformation. »