Blessed Echoes est né en 2018, lors de la préparation du premier disque de l’ensemble Près de votre oreille, intitulé Come Sorrow, qui s’intéressait à la tradition d’accompagnement de la voix par la viole de gambe dans le répertoire de chansons élisabéthaines et à un recueil de Songs avec luth et lyra-viol composé par Robert Jones. En côtoyant ces œuvres, je découvrais par la même occasion l’existence de très nombreuses éditions avec des tablatures pour luth accompagnant la voix et je rêvais déjà d’une grande fresque du répertoire de chansons élisabéthaines, réunissant certaines des plus belles parutions de l’époque, qui rendrait hommage à une grande tradition musicale anglaise du XVIème siècle : The Lute Song.
Après avoir rassemblé et déchiffré plus d’une centaine d’œuvres, le long travail de sélection pour bâtir ce nouveau programme était fascinant. C’est parfois le bouche à oreille, lorsque j’annonçais à mon entourage la préparation de ce nouveau projet, qui me conduisait à découvrir une pièce. Tout au long de la confection de ce programme, je me plongeais dans la postérité contemporaine de certaines de ces chansons, qui me faisaient voyager dans le temps de l’âge d’or du théâtre et de la musique élisabéthaines, où la chanson avec luth semblait avoir gagné une grande renommée.
Entre 1597 et 1615, d’innombrables publications de Lute Songs voient le jour. Les textes de ces œuvres sont d’une richesse inouïe. Si elle adopte souvent un caractère spirituel et « existentialiste », la poésie élisabéthaine peut aussi être grivoise. Les textes mis en musique sont souvent écrits par les compositeurs eux-mêmes mais ils peuvent aussi provenir de poésies écrites par des dramaturges célèbres comme Ben Jonson et William Shakespeare, ou bien de recueils tels que The Old & The New Arcadia, écrits par Sir Philip Sidney. J’ai eu la chance pour ce programme de bénéficier de très nombreuses éditions de chansons avec luth de l’époque, ce qui rendait la recherche de partitions plus facile puisque les œuvres déjà éditées sont souvent plus faciles d’accès que les manuscrits. Il est évident que la quantité de recueils disponibles, édités dès la fin du XVIème siècle, indique le caractère populaire de ce répertoire qui dépassait largement le cadre de la cour, des masques et de l’église. Ces chansons étaient certainement jouées dans les grandes pièces de théâtre de l’époque, ce qui encouragea la commercialisation des partitions de ces œuvres pour le public mélomane.
Même si la composition de ces chansons relève parfois d’une grande complexité, la possibilité pour les musiciens de dépeindre le monde dans un cadre profane, avec leur propre poésie, comme dans la chanson traditionnelle, confère à ce répertoire un aspect populaire et intime, qui contribua probablement à son succès. L’art du madrigal italien, où règnent les techniques du contre-point, domine certaines de ces œuvres mais la chanson élisabéthaine propose aussi une identité propre, alternant souvent entre l’horizontalité des voix et l’homorythmie, qui caractérise davantage l’image qu’on se fait d’une chanson. Officiellement, le premier recueil qui présente ce type d’œuvres est composé par John Dowland et édité à Londres en 1597, à la fin du règne de la reine Elisabeth Ier qui meurt en 1603 et qui cède sa place à James Ier. En réalité, l’art de chanter en s’accompagnant avec le luth existe depuis bien plus longtemps… The first Booke of Songes or Ayres composé par John Dowland marque néanmoins le début d’une époque importante pour la chanson anglaise. Dans l’ombre des chefs d’œuvre de John Dowland se cachent d’autres trésors de la chanson élisabéthaine et jacobéenne à une, deux, trois ou quatre voix, qui demeurent encore inconnus ou mal connus. C’est ce répertoire que l’ensemble Près de votre oreille décide aujourd’hui de faire découvrir avec un ensemble de 8 musiciens et l’instrumentarium typique de l’époque, comprenant bien sûr le luth renaissance et la viole de gambe, mais aussi le virginal, clavier à cordes pincés similaire au clavecin que jouait la reine Elisabeth Ier, et le cistre (instrument de la famille des luths à cordes métalliques).
La sélection de pièces pour ce programme a nécessité un travail de collecte de partitions et suscité un désir d’écriture pour associer au luth et aux voix des parties de lyra-viols. Je me suis intéressé, entre autres, aux compositions de Thomas Campion, Philip Rosseter, Robert Jones, Michael Cavendish, Alfonso Ferrabosco II et John Dowland. Un recueil de pièces composées par Thomas Ford et intitulé Musicke of Sundrie Kindes, édité en 1607, a particulièrement attiré mon attention. Celui-ci se décompose en deux parties. La première présente des Lute Songs pour quatre voix et luth et la seconde une série de pièces pour deux lyra-viols. Dans toutes les préfaces des recueils de Lute Songs, trois instruments sont désignés pour l’accompagnement de la voix : le luth, l’orpherion (instrument à cordes métalliques de la famille des luths) et la viole de de gambe. C’est d’autre part à cette époque qu’apparaît la lyra-viol (expérience organologique pratiquée sur les violes de gambe consistant notamment à ajouter à l’instrument des cordes sympathiques, ou type de jeu qui demandait de changer l’accord standard de la viole pour certaines compositions). Comme le luth, la viole de gambe est un instrument polyphonique complet, capable de jouer plusieurs parties en même temps (en France, on parlait souvent de la viole de gambe comme d’un « luth à archet »). Il nous reste d’ailleurs plusieurs témoignages sur l’utilisation développée de la viole de gambe dans le répertoire de Lute Songs : The First and The Second booke of songs and Ayres composé par Robert Jones (1601), Musicke of Sundrie Kindes composé par Thomas Ford (1607) et deux recueils de pièces composées par Tobias Hume, The First Part of Ayres (1605) & Captain Humes Poeticall Musicke (1607).
A partir de ces recueils, j’ai proposé un travail d’écriture qui consistait à ajouter à des pièces pour voix et luth, des parties d’accompagnements pour deux lyra-viols. Les parties écrites restent fidèles à l’art compositionnel élisabéthain et sont rigoureusement conçues à partir des différents témoignages de compositions de ce type. Dans toutes les transcriptions réalisées et tout le long du programme, les deux lyra-viols sont accordées un ton au-dessus du luth et du virginal, dans le First Tuning, dont l’accord est ainsi décrit par Alfonso Ferrabosco II dans son recueil (du plus aigu au plus grave) : intervalles de quarte, tierce, quarte, quinte et quarte, soit mi, si, sol, ré, sol, ré (ou bien, sans la transposition un ton plus haut : ré, la, fa, do, fa, do).
Les parties de violes ont été réalisées sur la base d’une réduction d’un contre-point à quatre voix (qui ne double jamais la partie de cantus chantée) et non sur le système de la basse continue, qui n’apparait réellement dans le répertoire vocal anglais que dans les années 1620. Les nouvelles compositions de Songs sont alors associées à un style appelé « déclamatoire ». Ce travail d’écriture fut un outil pour nous « mettre à la place » d’un compositeur anglais de Lute Songs de la fin du XVIème siècle. Il a aussi permis la confection de toutes les partitions, spécialement conçues pour ce disque, et la réalisation de dizaines de transcriptions de chansons, qu’il est désormais possible de jouer avec deux lyra-viols qui remplacent la partie de luth. Dans l’Europe de la Renaissance et du Baroque, les récits attestant d’un accompagnement de la voix par une ou plusieurs violes de gambe sont nombreux. Ce travail d’écriture souhaite plonger l’auditeur et le musicien dans la magie de ces récits et les secrets de pratiques et répertoires oubliés, à travers des œuvres d’une beauté saisissante qui restent malheureusement peu connues aujourd’hui.
Robin Pharo